Relaxe pour les Christian : le procureur dans le mur !
C’est officiel. Après avoir été condamnés en première instance à payer chacun 1/400e des 1,2M€ qu’avait coûté le sabotage du mur de l’Andra – soit 3000€ euros par tête de pipe – les deux Christian viennent d’être relaxés par la cour d’appel de Nancy. C’est un soulagement intense pour leurs soutiens, et pour toutes toutes celles et ceux dont les cœurs vibrent encore au rythme des pans de bétons qui tombèrent à terre un à un, un beau jour d’août 2016…
Au fond, cet été là déjà nous étions déjà « tous des malfaiteurs » sans le savoir. « Je suis Christian » affirmaient avec humour quelques t-shirts imprimés à l’occasion de leur premier procès. Tous coupables, ou personne : on ne nous divise pas. Le mot d’ordre était vrai, et il n’a pas changé. Tous et toutes des malfaiteurs, pour faire résonner la parole de celles et ceux qu’on tente de faire taire.
Dans la perspective qui est celle de ce blog de soutien, la fin (heureuse!) de ce chapitre du mur invite à faire le bilan de ce qui couvait en terme de répression de la lutte à Bure dès l’été 2016. De quoi se souvenir que l’instruction actuellement en cours n’est pas sortie de nulle part…
Nucléaire et répression : ma plus belle histoire d’amour, c’est vous…
L’effet de sidération produit par l’ « affaire Bure » ne doit pas faire oublier qu’il n’y a en un sens rien de nouveau sous le soleil en matière de répression des luttes antinucléaires. La forme change, les outils mis en place suivent l’évolution technologique du monde et ils épousent les nouveaux cadres juridiques de l’antiterrorisme post-2015, mais le fond reste le même. En réalité, sur ce continent industriel étrange où la distinction entre « civil » et « militaire » relève ab origine de la spéculation métaphysique, l’ingénieur encravaté s’est toujours assez bien accommodé de la présence d’un policier casqué marchant à ses côtés. L’art du législateur (et à travers lui des puissances techno-industriels qui aménagent le réseau) consiste alors seulement à régler le pas de l’un sur celui de l’autre, et à choisir, selon l’air du temps, qui ouvre la voie. Une banale affaire de dosage.
Parfois c’est le gendarme qui part en éclaireur : elle n’est d’ailleurs pas loin de nous l’époque où le gouvernement Raymond Barre semblait croire que si l’on tapait assez dur sur la tête des habitants et habitantes de Plogoff, ils finiraient par se convaincre des bienfaits d’une centrale atomique dans un village de pêcheurs. Pas loin non plus le temps où, sous les ordres de René Jannin (ex-préfet d’Alger en 1961-62), la police assassinait Vital Michalon à Creys-Malville.
Mais parfois c’est l’ingénieur qui trottine en avant, accompagné d’une cohorte de sociologues et d’une mallette pleine de billets, pour installer son laboratoire au beau milieu des terres à coloniser – disons le sud-Meuse. C’est là la doctrine mise en place par la loi Bataille de 1991, consécutive à l’échec de la stratégie frontale menée par l’Andra dans la Vienne, le Gard, les Deux-Sèvres etc. Cette technique de conquête en sous-marin, qui a coïncidé avec un net recul des luttes antinucléaire en général (sans que l’on puisse bien dire où est la cause et où la conséquence) a même pu laisser croire un temps que le gendarme avait rebroussé chemin – celles et ceux qui tentèrent de stopper le train Castor à Valognes en 2011 savent qu’il n’en est rien.
Le « laboratoire répressif de Bure », sur lequel nous n’avons de cesse d’attirer l’attention, ouvre une nouvelle phase historique pour les luttes contre l’atome. Ce à quoi nous assistons depuis un an et demi, c’est tout simplement le spectacle du gendarme et de l’ingénieur qui chargent d’un même pas comme des dératés pour briser l’opposition à tout prix. On fiche et on condamne tout en en organisant un nouveau débat public et en continuant de préparer les cerveaux des écoliers ébahis, futurs riverains d’une poubelle éternelle. Le séminaire Bure-EHESS ne s’y est d’ailleurs pas trompé en organisant sa séance inaugurale du 14 novembre 2019 sous les doubles auspices de la répression et de l’acceptabilité, du conditionnement et de la punition. Ce sont les deux faces d’une même pièce qu’on devine un rien truquée…
Ce grand retour sous les projecteurs de la Force policière et judiciaire a son acte de naissance, daté et signé, dans le feuilleton par lequel le juge d’instruction Kevin Lefur nous tient en haleine mois après mois : ce point de départ, c’est le saccage et la tentative d’incendie de l’hôtel-restaurant de l’Andra, au matin du 21 juin 2017. Le cap franchi dans la violence aurait alors été tel qu’il aurait contraint l’État à un mettre un tour de vis pour – éléments de langage à l’appui – « restaurer l’ordre républicain » et mettre fin à la « zone de non-droit » : la machine était lancée, et l’objectivité affichée de l’action-réaction dispensait en quelque sorte de penser plus loin le tournant opéré.
Mais cela ne suffit pas. Peu importe au demeurant ce que l’on pense du bien-fondé d’une telle action. Ce qui nous intéresse ici, c’est qu’en réalité quelques tables et chaises renversées, même ajoutées à un demi mètre carré de sol noirci (photos de l’Est Républicain à l’appui) ne font pas à elles seules un changement historique dans le gouvernement de la critique. Quelque chose d’autre couvait.
Sur le temps long, on sentait bien que le vent tournait : les années 2000 avaient été marquées à la fois par un durcissement du maintien de l’ordre (abandon partiel des stratégies de désescalade, essor des armes dites « non-létales »…) et par un retour en force d’une criminalisation hystérique de l’« ultra-gauche », dont l’affaire Tarnac restera pour longtemps le symbole. De Sarkozy à Hollande et de Hollande à Macron, le ton n’a fait en réalité que se durcir.
Mais plus proche dans l’espace et le temps, c’est dans la séquence juin 2016–juin 2017, et plus particulièrement dans les abîmes de ses dossiers pénaux, qu’il nous faut chercher les racines réelles de ce revirement dans le même, de ce nouveau dosage de la violence appliquée à tout ce qui s’insurge contre l’atome et son monde… L’enquête menée contre les Christian – aujourd’hui relaxés ! – est symptomatique d’un virage qui était en train de s’opérer.
Au pied du Mur : les racines de l’Instruction
Rappel des faits pour y voir clair : en 2015, l’Andra acquiert le Bois Lejuc au terme d’un vote frauduleux du conseil municipal de Mandres-en-Barrois. En juin 2016, le bois est occupé une première fois pour empêcher les défrichements entamés sans autorisation. En juillet, une première expulsion a lieu et l’Andra entreprend de construire un mur de plusieurs kilomètres de long pour sécuriser son chantier. Le 1er août, les travaux de l’Andra sont déclarés illégaux par une ordonnance de la juge des référés, et le 14 août quelques 500 personnes viennent jeter à terre le sinistre ouvrage de béton.
Une vieille dame tire, tire tire, et tombe à la renverse,
les yeux mouillés. Un autre s’enquiert : « tout va bien, vous
êtes blessées ? » « Non, c’est le plus beau jour de ma vie »
(citation tirée de Bure, La Bataille du nucléaire)
Le 13 février 2018, un an et demi après les faits, avait lieu le premier procès de deux retraités mis en cause ; encore un an plus tard, leur procès en appel. Le premier des deux s’appelle Christian, et le second Christian : les habitués disent « Le Christian d’la conf’ », et l’on y voir plus clair… Deux homonymes, donc, que leur nom semblait vouloir prédisposer à être sacrifiés pour les péchés d’une foule. Mais deux anonymes, surtout, qu’un procureur mal inspiré a tenté de pressuriser symboliquement pour étouffer sa propre déception de ne pouvoir en faire payer des centaines d’autres.
Eux n’ont pas été concernés par l’instruction pour « association de malfaiteurs » ouverte à l’été 2017, mais leur dossier pénal nous éclaire largement sur les prémices de celle-ci, si l’on prend la peine de les ouvrir.
Bien sûr, étudier des dossiers juridiques peut faire peur. Le droit pénal est un exercice bien singulier, comparable à ces puzzles informatiques où l’on doit connecter des tuyaux : la même pièce peut souvent aller dans un sens ou dans l’autre selon la manière dont on la tourne, et l’on marque d’autant plus de points que l’on a fait de nœuds… On passera donc sur les imbroglio vertigineux qui naissent fatalement lorsqu’on se demande s’il était illégal de détruire un mur construit illégalement sur un terrain qui s’avérera quelques mois plus tard illégalement acquis. On passera sur la question de savoir si un doigt tendu constitue une preuve qu’on donne un ordre – ou s’il peut signifier « oh ! regarde : une mésange ! ». On passera sur les élucubrations diverses concernant la couleur des cheveux, le niveau de pixellisation des photos, la forme des bobs et des casquettes. En somme, laissons la tuyauterie aux plombiers : nous risquerions de foutre de l’eau partout!
Là où le dossier pénal des Christian nous intéresse, là où il se distinguait surtout, c’est par son allure de bottin téléphonique. Tous les opérateurs possibles avaient été sollicités pour obtenir l’identité des numéros actifs dans les environs ce 14 août 2016. Opposants et opposantes, employés de l’Andra, journalistes, fonctionnaires de polices et riverains mis bout à bout, cela faisait du monde : un bon tiers de ce copieux dossier de 500 pages consistait en de semblables listes.
Mais pourquoi ? Dans quel cadre ? De quel droit ? L’enquête nécessitait-elle ce fichage systématique ? Ces questions de forme et de procédure ont vite été mises de côté lors de l’audience en appel du 10 janvier 2019. On est pourtant d’autant plus tenté de s’interroger que ces données téléphoniques massives ne servent au bout du compte à rien dans le raisonnement des enquêteurs et dans leur vaine tentative d’établir des preuves de la culpabilité des Christian. Il s’agit d’une sorte de sous-dossier dans le dossier, mené au prétexte de l’enquête, mais servant à des fins de renseignement parallèles à l’enquête.
En réalité, il en allait déjà de même avec le dossier de l’agriculteur Jean-Pierre Simon (accusé de complicité dans la première occupation de juin 2016) l’année précédente : rien ou presque ne figurait sur son implication personnelle, mais des centaines de pages documentaient toute l’occupation du Bois Lejuc. On y retrouvait notamment quantité de photographies prises par les gendarmes, par hélicoptère, ou même par des caméra dissimulées dans les bois. Soit toute une série de documents aussi inutiles aux joutes de l’avocat de la défense et du procureur qu’à la réflexion des juges, mais précieux pour une enquête de fond sur les opposants…
Revenons-en aux Christian. Leur dossier ne s’en tenait pas aux relevés téléphoniques brutes : une double page exploitant informatiquement les métadonnées (qui appelle qui ? combien de fois ? combien de temps ?) présentait aussi un complexe réseau de cartes sim, largement identifiées malgré un ou deux «Elysée Reclus» farceurs de chez Lycamobile… On pouvait y discerner des groupes de personnes s’appelant fréquemment entre elles, des pivots assurant le lien entre plusieurs groupes, des numéros très actifs entre différents mondes (journalistes, associations, collectifs divers…). Ainsi était établi un mappage systématique des relations interpersonnelles, dessinant l’organigramme imaginaire d’une association de malfaiteurs en devenir… dès l’été 2016 (soit un an avant l’ouverture de l’enquête) !
Or c’est précisément cette technique de cartographie téléphonique qui ressurgit maintenant dans les 10 000 pages d’enquête de l’ « association de malfaiteurs ». Il s’établit ainsi une filiation directe entre le renseignement mené sur les militants et militantes bien en amont du psycho-drame de l’hôtel-restaurant d’une part, et l’actuel méta-dossier d’instruction d’autre part. Mais il s’agit désormais pour la « cellule Bure » de mettre des noms sur l’organigramme fictif de la bande criminelle, en isolant ici l’automedia, et là la legal-team, ici tel comité de soutien, et là tel groupe affinitaire. Bref, d’achever de figer dans une organisation « quasi-militaire » (dixit le juge d’instruction) la réalité mouvante d’un monde militant en perpétuel recomposition.
L’inconvénient de ce genre de pratiques, c’est évidemment qu’elles créent ex nihilo ce qu’elles prétendent chercher à débusquer finement. Des amis s’appellent plus fréquemment que des connaissances éloignées, c’est une évidence : mais de cette évidence, les services de renseignements tirent un organigramme saisissant de scientificité – et en couleur s’il vous plaît ! – qu’ils n’ont plus qu’à brandir sous le nez des juges en clamant : « vous voyez bien que c’est une bande organisée ! ». Effet garanti.
Pour finir, l’autre grande leçon du dossier des Christian, c’est que la répression suit un plan. Un plan certainement bancal et sans cesse réévalué par ses concepteurs un brin obsessionnels, mais un plan tout de même. Car si une bonne dizaine de personnes étaient jugées identifiables par les enquêteurs sur les photos du 14 août 2016, seules deux ont été poursuivies. Comme le disait l’auteur du texte « Malfaiteurs ? Alors j’en suis ! », la répression mise en œuvre à Bure tisse un échiquier complexe où elle choisit « ses pions qui tombent, ses fous qui parlent, ses rois et ses reines qui dirigent ». C’est un storytelling construit sur le long terme qui prend son temps pour tenter d’élaborer la cohérence qu’il n’a pas… Nul doute que tout cela plonge ses racines largement en amont du 21 juin 2017 et de son scandale en toc.
Enquête, méta-enquête, méta-méta-enquête…
Si l’on veut mettre un peu d’ordre dans tout cela, et pour en revenir à notre Gendarme dont la moustache débonnaire accompagne les ingénieurs de l’atome depuis leurs débuts, on pourrait dire qu’il intervient à trois niveaux.
Le premier niveau, c’est celui ultra-visible de la surveillance et de la répression quotidienne. Rondes inlassables devant les domiciles des opposants, intimidations verbales et physiques, mutilations au cours des opérations de maintien de l’ordre… C’est aussi le niveau des procédures pénales incessantes, souvent pour les motifs risibles d’ « outrage » ou de « rébellion », des peines de trois à six mois et des interdictions de territoire distribuées à la pelle. Objectif : ficher, épuiser, éloigner, effrayer. Nombre de témoignages de cet état de fait peuvent être retrouvés dans la brochure « Etat des lieux de la répression ».
Le second niveau, c’est celui semi-visible de la méta-enquête, l’enquête des enquête : l’association de malfaiteurs et ses dix mille pages de renseignement. Il est intéressant de voir que les personnes concernées par les deux niveaux ne sont globalement pas les mêmes : tout se passe comme si la souricière géante de l’instruction avait été expressément conçue pour prendre au piège des gens à qui, par ailleurs, on n’avait jamais trouvé l’occasion de coller un procès. Objectif : cibler des prétendus meneurs ou meneuses, et surtout dissuader quiconque de s’impliquer publiquement, fût-ce de manière légale, en assumant par exemple le lien avec la presse ou les avocats.
Mais ce qui se profile en parallèle de tout cela, c’est l’existence d’un troisième niveau, parfaitement invisible, dont le cadre légal s’il existe échappe totalement à l’évaluation. Il s’agit de tous les points où l’instruction semble déborder de ses propres cadres temporels et de ses objets prédéfinis ; de toutes les cas où le dossier des prétendus malfaiteurs cesse d’être un objet juridique circonscrit par un début (le délit) et une fin prévisible (le procès), mais se mue en une vaste entreprise de surveillance nationale et internationale illimitée, alimenté par tout et n’importe quoi, et alimentant lui-même ad libitum toutes sortes d’enquêtes tierces.
C’est le cas avec le dossier des Christian qui nous montre que l’été 2016, bien en amont de l’enquête pour « association de malfaiteurs », était déjà l’occasion de traquer la bande organisée derrière la lutte antinucléaire. C’est le cas aussi avec les gendarmes de la « cellule Bure » qui, dès le printemps 2017, interpellaient les opposant.e.s par leur nom en leur donnant rendez-vous ‘bientôt’.
C’est le cas bien sûr avec toutes les écoutes téléphoniques administratives qui ont pu alimenter des notes blanches bien avant que le juge d’instruction n’avalise des écoutes judiciaires dans le cadre de son enquête.
C’est encore le cas avec la tentative proprement fantasmagorique d’établir une responsabilité directe des prétendus malfaiteurs buriens dans les émeutes de Hambourg en juillet 2017. On a ainsi pu apercevoir à l’occasion des arrestations de juin 2018 (mais apercevoir seulement !) une enquête internationale au contour flou, piochant allègrement son matériel narratif dans les perquisitions menées en Meuse contre les antinucléaires. Peu de nouvelle de ce côté là : peut-être la ficelle était-elle trop grosse pour faire son office…
C’est le cas enfin lorsqu’une enquête pour « obstruction à des travaux » menés dans le Bois Lejuc, théoriquement indépendante du dossier « association de malfaiteurs », se voit malgré tout alimentée par des saisies de matériel informatique effectuées en septembre 2017 dans le cadre de la commission rogatoire du juge d’instruction. Étonnante confusion des registres de la part d’une institution qui, habituellement, cloisonne soigneusement ses dossiers et n’entend rien savoir par exemple des éléments de contexte extérieurs…
Tenir bon, contre-attaquer
L’horizon semble bien noir lorsque la séparation entre le judiciaire et le policier, que l’on savait déjà bien poreuse, se réduit à un simple effet de perspective : les dossiers pénaux sont tout entier le renseignement policier, et la peine devient l’enquête elle-même.
Cependant, l’heureux dénouement du procès des Christian nous rappelle de tenir bon, de ne pas les laisser faire, se défendre bec et ongle, contre-attaquer. Au fond, tous leurs dossiers sont vides, parce qu’ils ne savent pas quoi chercher. Là où ils traquent une association de malfaiteurs, il n’y a que nos rêves lucides et nos espoirs fous : leur pire cauchemar.
Nous sommes tou.tes des mis.es en examen de Bure,
tou.tes des inculpé.es Gilets Jaunes,
tou.tes des Christian…