Soit tu essayes de vivre avec ça… soit tu pars.

Septembre 2018

Bure, une répression militaire et judiciaire, au quotidien.

Aujourd’hui, nous sommes jeudi 27 septembre 2018. Il est 16H13, et les gendarmes arrêtent une voiture devant la Maison de la Résistance. Contrôle d’identité, on veut vérifier que vous n’êtes pas inscrit dans le fichier des personnes recherchées. La même rengaine que l’on entend depuis des mois, et des mois. La conductrice ne dit rien ; elle leur montre ses papiers, ils les emmènent dans leur véhicule. Comme souvent, ils font patienter longtemps. 5 minutes, 15 minutes, 25 minutes… Au bout d’une trentaine, un habitant de la Maison de Résistance, probablement excédé par ce nouveau contrôle, cri : « Connards ! » en direction des gendarmes. 4 d’entre eux, habillés tout en noir, armés de la tête aux pieds, se jettent sur lui pour l’arrêter. Il restera 48 heures en garde à vue, puis finira par passer en comparution immédiate devant le procureur Olivier Glady, spécialisé dans toutes les affaires liées à Bure au Tribunal de Bar-le-Duc. Suite à ça, notre ami sera interdit du territoire de la Meuse et de la Haute Marne, pendant 2 ans, pour outrage contre personne dépositaire de l’autorité publique.

Vous trouvez ça étonnant ? Pourtant, cet exemple n’est qu’un parmi d’autres. Beaucoup d’autres.

À l’heure où j’écris ce texte, cela fait plus d’un an que les patrouilles de la gendarmerie mobile patrouillent le quotidien des gens qui vivent à Bure et autour. Leurs voitures font partie du paysage. Les contrôles d’identités rythment les journées. Les fouilles de véhicules sont aussi habituelles qu’un colis déposé par le facteur. Les arrestations aussi. Je pense que ce qui se passe chez nous est grave, c’est pourquoi je me suis décidée à écrire ce texte. Car on en parle peu. On a du mal, j’ai l’impression. Peut-être parce que nous consacrons déjà beaucoup d’énergie à essayer de vivre, ici, avec ça.

 

Vivre sous une surveillance militaire

J’ai grandis en Meuse, je connais donc la lutte contre CIGÉO depuis quelques années ; pourtant, la première fois que j’ai mis les pieds à Bure, c’était en février 2017, pour participer à une (très belle) manifestation contre l’expulsion de la forêt occupée à Mandres en Barrois. De là, j’ai rencontré des habitant.e.s du coin avec qui j’ai crée des amitiés, et cela m’a incité à revenir plus souvent ; pour filer des coups de main, participer à des ateliers, ou simplement me balader avec les personnes que j’appréciais.

Pas de chance pour moi, je suis arrivée à une période où la présence policière devint de plus en plus omniprésente.

En juillet 2017, la préfecture demande à ce que des escadrons de la gendarmerie mobile se relaient pour occuper la place de la mairie, face à laquelle se trouve la Maison de Résistance. Elle leur demande aussi d’effectuer des patrouilles, et des contrôles d’identité, à Bure, et dans les villages alentours, principalement autour des lieux où sont supposés vivre des opposant.es. L’un des objectifs de cette surveillance seraitd’établir qui se rend sur place, à quelle fréquence,pour déterminer qui participe à la lutte contre Cigéo. Cette surveillance militaire, en plus de donner des informations sur la vie des gens, est ainsi fortement dissuasive.

Tous les jours, on voit, on entend, au loin, proche, des fourgons de la gendarmerie mobile, qui patrouillent les quelques rues silencieuses de nos villages. Ils prennent des photos, ils filment : les plaques d’immatriculation des véhicules, des lieux d’habitations, des passants. Souvent, ces voitures s’arrêtent devant un piéton, un cycliste ; ou forcent les voitures à se ranger pour contrôler les identités des passager.es.

C’est devenu quelque chose que l’on sait. On sait, que si on sort, on n’est pas à l’abri de se faire arrêter et immobiliser un long moment, le temps que les gendarmes inscrivent les informations contenues sur notre carte d’identité dans leurs registres. On sait aussi que ce n’est pas parce-qu’on s’est fait contrôler une fois dans une journée, qu’après cette fois, on sera tranquille : il est tout à fait possible et même fréquent d’être arrêté plusieurs fois.

Les gendarmes n’arrêtent pas quelqu’un car il le soupçonne d’avoir commis un délit : pour eux, toute personne qui se trouve à Bure, peut être considérée comme suspecte, de part sa simple présence. Souvent, ce qu’ils m’ont dit, c’est qu’ils devaient vérifier que je ne suis pas inscrite dans le fichier des personnes recherchées (FPR). Ça leur suffit. Facile.

Les gendarmes fouillent aussi régulièrement les véhicules. Les réquisitions du procureur Olivier Glady (qui a fait de Bure une véritable affaire personnelle depuis an, à tel point que cela en est devenu grossier) les y autorisent. Il arrive souvent que ces réquisitions s’enchaînent sur plusieurs jours, parfois sur deux moments de la journée (par exemple : 8h-12h ; 14h-16h). Les motifs ne manquent pas d’imagination  : « risque de représailles suite à la perquisition du 20 juin 2018 » « risque de réoccupation du Bois Lejuc » « risque de la venue de zadistes »: risques, risques… Et sur quoi sont fondés ces risques ? Allez savoir. Là aussi, c’est facile.

À l’été 2017, plusieurs personnes se relayaient pour compter le nombre de passage des gendarmes devant la Maison de la Résistance : il y en avait en moyenne 15 par heure.Plus tard, lesdeux fourgons commencent à stationneren permanenceen face, sur la place de la mairie.24h/24h, et 7j/7j. Depuis, et quoique qu’on fasse – fumer une cigarette à la porte,longer le trottoir pour rejoindre sa voiture, se promener avecun chien dans le village… – on sait que des gendarmes mobiles auront probablement l’œil posé sur nous, assis à l’intérieur de leur fourgon, ou bien debout, dehors, vêtus de leurs armures noires, les armes en poche, la caméra à la main.

Il n’y a pas que ça. Parmi ces gendarmes, il y en a beaucoup qui méprisent « les opposant.es », et qui le montre. Des menaces, des coups de pression, des insultes, il y en a eu et il continue d’en avoir. Il est 3h du matin, de longs coups de klaxons te réveillent : une voiture de la gendarmerie est garée devant chez toi. C’est la nuit, tu ouvres les yeux et tu t’aperçois que quelqu’un a mis les plein phares en direction de ta fenêtre. Un soir d’été, tu manges dans ton jardin avec quelques amis, tu entends deux fourgons ralentir devant le portail : tu te retournes et tu vois, à l’intérieur de la première voiture, quatre hommes armés qui regardent en ta direction : l’un d’entre eux dit, sans trop élever la voix : « Faites gaffe à vous, on vous a prévenu… »…

Sois tu essayes de vivre avec ça. Sois tu pars… Quand tu peux partir.

Cette omniprésence militaire m’a transformée. J’ai mis du temps à m’en rendre compte. Elle m’a fait perdre toute spontanéité.Quand j’ai envie de sortir faire un tour dans le village, immédiatement, je me demande si je suis prête à me faire suivre, et contrôler ; je me demande quelles rues je pourrais éviter pour être tranquille, au mieux possible. Je me demande aussi si dans ces conditions, cela vaut la peine de sortir.Quand je détermine que oui, ça en vaut la peine, alors je vérifie que j’ai bien ma carte d’identité sur moi, que je ne porte pas d’objet qu’ils pourraient considérer comme une arme. Il y a peu, un ami s’est fait arrêter car il avait un opinel dans sa voiture. Il est ensuite passé en procès, pour cette raison.

Quand je me promène, je ne suis plus sereine. Je deviens attentive à tout ce qu’il se passe autour de moi. Au bruit des voitures, à ce qui bouge au loin. Je sais qu’à tout moment je peux les voir arriver, les voir m’encercler, et être immobilisée dans cette position pendant un trop long moment.

Quand la surveillance s’installe profondément en soi.

La surveillance policière, ce n’est pas seulement cette présence oppressive et dissuasive que l’on voit et qui s’installe autour de chez soi. Elle peut aussi aller jusqu’à s’immiscer dans ce qu’il y a de plus intime en soi.

En août 2017, j’habite avec quelqu’un qui m’est particulièrement cher, dans une ville située à quelques kilomètres de Bure. Cet appartement nous permet de nous éloigner des patrouilles quotidiennes, dès quenous en avons besoin. Ce qui est,pour nous, salvateur.

Néanmoins, nous vivons notre première perquisition en septembre 2017 ; il s’en suivra une autre, accompagnée cette fois d’une garde à vue, le 20 juin 2018. Ces deux perquisitionssont dirigées dans le cadre de la (fameuse) instruction pour « association de malfaiteurs ».

Parmi les personnes arrêtées, plusieurs sont mises en examen. On nous apprend alors qu’un grand nombre d’opposant.e.s au projet Cigéo ont été mis sur écoute ces dernières années. Et que tant que l’instruction sera ouverte, nous resterons placés sous surveillance, et que d’autres personnes pourront être arrêtées. En attendant, les mis en examen ont désormais pour interdiction de se rendre à Bure et autour, et d’entrer en contact avec toutes les personnes ayant été emmenées en garde-à-vue ce jour-là, quelles soient mis en examen ou non, et ce, pour une durée indéterminées. Peu importe si ces personnes habitent à quelques kilomètres les unes des autres ; peu importe qu’elles soient pour la plupart amies, amies d’amies, camarades, voisines… Ce contrôle judiciaire prendra effet dès demain. On ne nous donne aucun choix : dès demain, vous devrez changer de vie, et dans cette autre vie, vous devrez renoncer à des lieux, à des amitiés, à des habitudes… vous le devrez car vous continuerez d’être surveillé.e.s.

Depuis la première perquisition, je ne me sens plus vraiment chez moi. La première perquisition a crée en moi des automatismes qui se sont renforcées suite à la deuxième, qui fut plus violente et spectaculaire Cela fait bientôt un an que j’écoute tous les bruits de pas dans la cage d’escaliers. Lorsque plusieurs personnes marchentd’un pas lourd, je ressens dans mon corpsle bruit des bottes : alors je me fige, j’attends ; je suis attentive à ce qu’il se passe. Il m’arrive de me réveiller en pleine nuit lorsqu’un voisin claque une porte.Je sais qu’ils peuvent revenir à n’importe quel moment – et c’est comme si mon corps s’y préparaient.

La surveillance ce n’est donc pas seulement des gendarmes qui patrouillent autour de chez soi et qui dissuadent d’en sortir : il y a une surveillance bien plus vicieuse, qui est capable de s’inviter chez soi, et surtout en soi. Une surveillance qui guide les pas, qui donne un rythme et un espace aux pensées, qui les forme et qui construit l’environnement et la façon dont on le perçoit.

Très vite, j’ai commencé à m’imaginer que des micros pourraient être posés chez moi, dans ma voiture, ou dans nos salles de réunion. Lors d’évènements, publiques ou privées, il m’arrive de craindre que des personnes qui n’ont plus le droit de se voir se retrouvent par hasard : cinéma, conférences sur Cigéo, grands repas entre amis… Quand on fréquentent les mêmes lieux, les mêmes personnes, quand on habite dans le même département, on sait que cela peut arriver.

Depuis les perquisitions, j’essaye de vivre avec l’idée que tout ce que je dis et ce que me disent les autres par téléphone est peut être écouté, et pourrait être utilisé pour m’incriminer moi ou quelqu’un d’autre. Je réfléchis désormais à tout ce que je dis, je mesure tout, de façon à ce qu’un propos ne puisse pas être interprétée différemment de ce que je veux lui faire dire. Je crée les moments où je peux parler spontanément, je ne les saisis plus. N’allez pas croire que je m’empêche de dire des choses « incriminantes en soi » : c’est bien en cela que l’instruction pour association de malfaiteurs est aussi démente. Car toute personne ayant pu participer, de près ou de loin, directement ou indirectement, a des faits que la police qualifie d’illégaux, peut avoir des problèmes. Par exemple, si on établit que j’étais présente, comme des centaines d’autres personnes, à une manifestation non autorisée : de part ma simple présence sur place, alors, je peux avoir des problèmes.

Je n’ai plus envie d’échanger par téléphone, aussi parce-que je ne souhaite pas que des conversations intimes soient entendues par quelqu’un d’autre. Il y a quelques jours, je suis sortie faire une promenade avec un ami ; au bout de quelques minutes, je me suis surprise à lui dire « Ouah, ça fait du bien d’être que tous les deux, je me sens libre d’un coup ! Ça faisait longtemps que je ne m’étais pas sentie aussi insouciante.

Aujourd’hui, quand on pense à certaines périodes de l’histoire, ou à certains évènement passés, il arrive qu’on se demande comment cela a pu arriver : pourquoi, à cette époque, celles et ceux que l’on nomme « les gens », n’ont rien dit. Parfois, je me dis que, peut-être, plus tard, quand on racontera ce qu’on est en train de vivre ici, on se posera les mêmes questions : « Quand même, à Bure… comment ont-ils pu laisser faire tout ça ? »

Une habitante de Meuse, opposée au projet Cigéo.