L’histoire de la fin de nos contrôles judiciaires

Comme on raconte souvent de la répression ce qu’elle peut avoir de difficile, de dommageable et d’insidieux pour nos vies, je me suis dit qu’il y a aussi l’autre histoire à raconter de temps en temps, celle, profonde et belle, des amitiés que nous lui opposons.

Aussi je voulais raconter l’histoire de la fin de nos contrôles judiciaires et de nos retrouvailles, parce que pour moi elle donne tout son sens à la raison que nous avions de lutter avec autant de persévérance.

Le contrôle judiciaire et la surveillance a fortiori est difficile à décrire pour qui ne le vit pas, sans doute comme toute expérience intense de vie l’est pour qui ne l’a pas vécue dans son être et ses chairs. Il faut s’imaginer une nouvelle dimension qui s’ajoute à nos cinq sens, comme un sixième sens qui nous met constamment en alerte et nous fait nous attarder sur chaque détail de notre environnement, nous demander si telle ou telle chose et personne a une explication rationnelle à occuper l’espace qu’elle occupe, à s’y mouvoir de la façon dont elle se meut, à nous dévisager, à ralentir ou accélérer, à se perdre dans la contemplation du ciel ou de ses pieds.

Mais ce n’est pas forcément une tension, davantage une attention qui devient même inconsciente dans la durée, un sens qui enregistre imperceptiblement le diable qui se cacherait dans les détails et pourrait à tout moment interrompre le fil de nos pensées et de nos faits et gestes si une incongruité était relevée. Ce qui peut être oppressant ou entêtant durant un temps devient progressivement une attention supplémentaire portée à tout ce qui nous entoure.

Le contrôle judiciaire c’est comme un filtre qui vient s’ajouter à cette conscience de la surveilance que développe chaque personne qui milite tôt ou tard; c’est comme une cartographie émotionnelle qui se superpose constamment à notre perception de l’espace. Une psychogéographie constante de l’interdit qui redessine les possibilités de mouvement en dessinant des murs et des frontières invisibles un peu comme le fait le couvre-feu ou le confinement pour des milliards d’humains depuis quelques mois. Il y a les endroits où on ne peut plus aller, qui ressemblent à des espaces dotés de champs de force qui nous repousseraient mentalement, ôtant à la longue en nous jusqu’à l’attrait d’y aller. De fait, lors de la levée des contrôles, il nous a fallu, à plusieurs d’entre nous, retrouver la raison de nous rendre là où pourtant nous avions vécu mille choses heureuses et moins heureuses qui nous habitent. À l’un d’entre nous, interdit de département, il a d’abord fallu plusieurs jours pour se rappeler la raison qu’il aurait de se rendre dans ce territoire où pourtant il vivait depuis plusieurs années avec de nombreuses amitiés. A l’ensemble d’entre nous, il a fallu plus d’une semaine avant de formaliser l’envie et vaincre l’appréhension de se rendre à Bure.

De même il ne nous semble toujours pas naturel de nous écrire entre nous sans passer par une tierce personne, interdit.e.s d’entrer en contact les un.e.s avec les autres depuis 2 ans et demi. C’est sans doute ce dernier interdit qui est le plus difficile à appréhender si on ne l’a pas vécu. Le jour où le juge a prononcé cet interdit, nous nous parlions sur un banc du tribunal après une garde à vue interminable, sincèrement heureux de nous retrouver malgré l’incongruité du moment, et nous savions que chacun.e d’entre nous aurait l’interdiction de s’adresser à l’autre de quelque manière que ce soit, dès lors qu’il ou elle ressortirait du bureau du juge. Et c’est ainsi qu’en passant et repassant une porte nous avons soudainement cessé de nous adresser la parole, de nous approcher à moins de 10m l’un.e de l’autre, de nous dévisager même. Nous avions intériorisé le contrôle, non pas forcément pour nous préserver nous-mêmes, mais également chacun.e des autres : nous étions dès lors liés entre nous par la conséquence de nos actes bien plus que jamais auparavant.

Il est étonnant de se rendre compte de la vitesse à laquelle notre cerveau intègre ces nouvelles distances qui s’imposent, comment dès lors nous n’avons eu de cesse de danser un ballet silencieux et invisible entre dix personnes liées entre elles d’abord par une lutte puis une instruction. Je me rends à tel endroit, les ami.e.s me disent qu’untel ou unetelle s’y trouve, je redescends alors in extremis de la voiture, pour céder ma place à une fête … une autre fois c’est l’une ou l’autre

qui me cède sa place dans une conférence ou un bar. Constamment nous avons cette conscience d’un territoire plus ou moins étendu où évoluent celles et ceux que nous n’avons plus le droit de rencontrer. De façon étonnante, nous sommes plus connecté.e.s que jamais dans cet effort de ne pas mettre en difficulté l’autre, ne pas surgir dans son environnement de façon impromptue. Et lorsque nous choisissons de repousser les frontières de l’interdit, de nous croiser dans des espaces peuplés, nos regards sont sans cesse en quête de la présence des autres, nos trajectoires se reconfigurent constamment en prenant en compte celles des autres, pour ne pas s’approcher, ne pas risquer de pouvoir apparaître ensemble dans le champ d’une même photographie que prendrait un témoin invisible, malveillant ou ignorant. Nous inversons nos positions, dans les cercles ami.e.s, dans les files d’attente des cantines, sur les pistes de danse. Et parfois, dans la semi-obscurité, au détour d’un mouvement rapide, nous dérobons un regard complice qui dit plus que mille mot le sentiment qui nous unit et nous renforce, nous nous frôlons, esquissons parfois un pas de danse dos à dos avant de nous échapper à nouveau. Chacune de ces miettes de proximité prend une saveur sucrée, salée, amère, acide mais tellement précieuse.

Dans toutes ces foules, seuls quelques ami.e.s perçoivent ces miettes dérobées et les savourent avec nous avec des sourires complices sans les trahir. C’est un secret qui nous unit, un pied de nez constant à la répression qui se cache dans des gestes infimes, presque imperceptibles.

La défense collective est déjà là, en ferment, entre nous les mis en examen, mais aussi avec tout.e.s celles et ceux qui font les allers et retours entre nous constamment, pour nous informer, nous permettre de nous parler sans nous parler, nous comprendre sans nous voir.

À l’annonce de la levée des contrôles judiciaires, c’est un immense sentiment d’incrédulité, après ces innombrables recours et efforts médiatiques, politiques pour les jeter à bas. Le juge nous a simplement libéré, comme il nous avait enfermé, d’une simple signature d’un papier adressé à nos avocat.e.s.

Une amie m’appelle aussitôt, pour ne pas se laisser le temps de se demander si elle le peut vraiment, si l’information n’est pas erronée, s’il n’y a pas un piège dans cette nouvelle réalité. Et nous parlons longtemps, comme si nous nous étions parlé.e.s hier, avec tellement de choses banales à se dire pour retrouver l’usage de la parole. Quelques jours après c’est un autre ami qui m’appelle pareillement. Puis le silence qui nous rattrape, une euphorie qui cède rapidement la place à une angoisse. Et en en rediscutant plus tard avec les autres, je me rends compte que nous avons partagé cette angoisse, comme si d’un seul coup, une sorte d’arc tendu en nous s’était détendu brutalement, que notre être avait besoin de s’effondrer après avoir si longtemps vécu dans la tension invisible d’une attention permanente portée à l’interdit. La fatigue qui suit une bataille qui se termine, et lorsqu’on ressent que la lutte sera encore longue.

Puis vient ce moment que je voulais décrire, mais qu’il serait difficile de traduire sans ce qui a précédé.

Ce moment où timidement nous refaisons des pas les un.e.s vers autres, comme des aimants qui s’attirent irresistiblement. En l’espace de quelques jours, la plupart d’entre nous se retrouvent, se prennent dans les bras comme au retour d’un très long voyage. Il y a peu d’intensités dans la vie qui traduisent ces effusions, ce qui passe d’un corps à l’autre lorsqu’ils ont été si longtemps défendus d’entrer en contact.

Cette seule étreinte est un défi lancé à l’adversité qui semble dire : il n’y aura jamais de distance assez grande pour distendre ce que nous avons partagé et vécu ensemble.

Lorsque je suis revenu pour la première fois à la maison de résistance il y a une semaine et demie, nous sommes arrivé.e.s à trois en même temps et avons passé cette porte que nous n’avions plus passé depuis 2 ans et demi et que nous avions pris des milliers de fois auparavant. La chaleur de la cuisine, les sourires heureux de nous voir de celleux qui mesurent l’intensité symbolique incomparable de cet instant, et de celleux, ignorants, curieu.ses qui nous regardent comme des étrangers, des visiteurs nouveaux comme il y en a tant qui passent le seuil de cette maison. Un élan irresistible nous pousse à explorer attentivement chaque pièce, retrouver chacun de ces endroits où nous avons vécu, nous réapproprier émotionnellement ce nouvel espace qui a continué à évoluer et vivre sans nous. On pourrait s’attendre à ce qu’un siècle semble s’être écoulé pour nous, mais étrangement c’est comme si nous étions là avant-hier, que nous nous étions absenté.e.s quelques heures avant de revenir.

Le week-end dernier une réunion avait lieu à la Maison de résistance. Dans la cuisine le collectif de la marmijotte préparait à manger, dans la salle multi-activités une trentaine de personnes papotaient entre elles. Une situation somme toute assez habituelle dans cette maison qui se reconfigure constamment, au gré des envies et des ambiances. Ce qui pourtant était saisissant dans ce tableau, ce sont ces visages souriants de personnes qui ont été permanentes de la maison il y a 10 ans, 6 ans, 4 ans, tous ces visages de la lutte qui m’étaient familiers il y a 5-6 ans, lorsque j’ai découvert Bure. Et qui là, comme dans un saut temporel, se retrouvaient à nouveau 4 ans plus tard, toutes ensemble, pour reprendre la lutte là où elles l’avaient laissé, par fatigue, par colère, par rancoeur, par nécessité, du fait de la répression et des désaccords internes. Plus trace sur les visages de ces douleurs et déceptions qui nous ont traversé longtemps, juste une joie sincère et touchante de se retrouver là, avec tous ces liens profonds que la lutte et l’amitié ont tissé entre nous. Des larmes d’émotion, des étreintes, des regards complices, tout ce que nous avions cru un temps détruit et perdu à jamais. Le retour à la maison après une longue absence …

Je ne sais pas si nous y avons gagné de la sagesse, mais ce qui est certain, c’est que la répression n’a en rien entamé nos amitiés et affections et qu’elle a agi comme un puissant révélateur de leurs intensités. Il faut avoir peur de la répression, c’est même sain, mais que ça ne tue jamais en nous le sens et l’envie de lutter, il est pour moi tout entier dans cette intensité incomparable de ce qui nous unit. Je ne pense pas qu’il nous soit donné dans beaucoup d’autres contextes de l’existence de vivre une telle intensité de vie. Et si la répression a ça d’insidieux qu’elle dévore nos espoirs et nous accule à la désespérance et la renonciation, c’est la richesse colorée, la sincérité et la profondeur de ce que nous édifions dans les relations entre nous qui agit comme une forte lueur qui tient en respect les ombres lorsqu’elles tentent de nous cerner. La répression peut pulvériser nos outils, déraciner nos ancrages, mettre à bas tous nos édifices, elle ne pourra jamais ôter en nous le souvenir de ce que nous avons construit et semé, la certitude que ensemble nous en sommes capables. Lorsqu’elle nous disperse, elle ne peut nous empêcher d’emporter avec nous ce que nous avons appris et l’envie de le faire germer ailleurs, plus tard, autrement, en le nourrisant des expériences dures ou belles que nous avons accumulées entretemps.

Voilà, comme j’ai souvent vu surgir dans nos échanges avec plusieurs d’entre vous, cet épouvantail de la répression, et comme je crains parfois de participer à le faire grandir dans les imaginations en multipliant les ateliers anti-répression, je tenais à partager ce vécu des dernières semaines, surtout dans une période où l’adversité semble projeter une ombre omniprésente et interminable sur l’horizon.

Le 11 février on saura si la Cour d’Appel de Nancy nous remet sous contrôle judiciaire, mais en tout état de cause nous sommes déjà réuni.e.s et le resterons.

Un.e des mis en examen.