Durant ces 3 jours de procès de la lutte contre Cigéo, les prévenu.e.s ont fait le choix de ne pas répondre aux questions du juge, pour des raisons que certain.es ont données dans une déclaration préalable.
Les prévenu.e.s nous ont transmis leur déclaration afin que nous puissions les publier ici.
Déroulé de la scène
Nous sommes au premier jour de procès. C’est la fin de matinée, le juge a rappelé les chefs d’inculpation, la partie civile et les témoins cités par la défense se sont présentés, les avocat.es ont exposé leurs nulités.
Les prévenu.e.s sont appelé.e.s à la barre par ordre alphabétique. Le juge leur demande si ils et elles souhaitent faire une déclaration.
Premier.e prévenu.e
Jamais des mots ne m’ont semblé plus difficiles à écrire que ceux que je vous adresse, si déterminants et si obligatoirement empreints de sens, mais pourtant si essentiellement injustes. Injustes pour tous ceux qui à la place où je me trouve n’avaient pas le loisir de les écrire avec mon aisance ou de les prononcer avec mon assurance. Et de les prononcer surtout avec, pour leur donner de la force, derrière eux cette foule belle et foisonnante qui danse, chante, rit et vit devant ce tribunal aujourd’hui. Ces mots je veux donc les dédier avant tout à ceux et celles qui me les inspirent et à qui je les dois.
J’ai tout d’abord cherché quelle citation vibrante et édifiante empruntée à l’un ou l’autre accusé.e d’un procès de malfaiteur ou de misérable par le passé pourrait résonner singulièrement avec ce que je ressens. Et au final je me suis dit que ce serait surfait, que les luttes et les vies sont singulières, au-delà de la sensation que parfois l’histoire se répète cruellement. Mes mots seront donc les miens, rien que les miens, mais empreints de toute la solidarité et de l’affection qui m’unit indéfectiblement à ceux que j’ai eu le bonheur de rencontrer au gré de mes engagements, qui m’ont enrichi et qui se tiennent aujourd’hui à mes côtés à la barre.
Lorsque j’ai lu que M. le procureur, dans une interview, souhaitait « un débat contradictoire portant sur les seules infractions et qu’il ne serait pas question ici de faire le procès de l’information judiciaire », je me suis longuement interrogé sur ce que cela pouvait bien signifier réellement. Il me semblait que dans un débat équitable chaque interlocuteur gardait pourtant le choix de ses termes, et que s’il me semblait pertinent de répondre aux accusations par un questionnement du dispositif judiciaire lui-même, alors je devais très logiquement pouvoir le faire sans qu’on disqualifie par avance ce choix. Et c’est avec ce même malaise que j’ai parcouru les 180 pages de l’ordonnance de renvoi devant la chambre correctionnelle.
Des 20164 pages de l’instruction, où étaient pourtant reproduits consciencieusement nos journaux internes de lutte, les compte-rendus de dizaines de nos réunions, nos échanges et nos textes intimes dérobés à nos ordinateurs, avec toutes nos envies, nos contradictions, nos accords et nos désaccords, notre multiplicité et la diversité mouvante d’une lutte hétéroclite, on parvenait néanmoins à retirer ce réquisitoire d’une lisse et froide homogénéité. À la lecture de ces 180 pages j’en ai eu les larmes aux yeux, des milliers de souvenirs se sont bousculés pour resituer ces faits dans un contexte tellement plus complexe, avec des visages tellement plus nombreux que les 7 qui vous dévisagent aujourd’hui sur le banc des accusé.e.s.
Pourquoi avoir étendu un dispositif judiciaire à l’ensemble d’une lutte si ce n’était que dans l’objectif de s’attacher à la poursuite d’infractions limitées à un nombre déterminé d’individus dans un périmètre très circonscrit ? Pourquoi autant de méprises et confusions dans les adresses, les personnes, les numéros de téléphone, les lieux, et la saisie de centaines d’objets à des personnes arrivées parfois la veille ? Et que dire de ces contrôles incessants sur le territoire entourant la commune de Bure ? Quoi qu’en dise M. le procureur, a contrario de son prédécesseur qui se plaisait à stigmatiser dans cette salle même, ceux et celles qu’il nommait des « moineaux », la mouvance anti-Cigéo, comme on la désigne à de nombreuses reprises dans le dossier, était belle et bien frappée, toute entière, de présomption de culpabilité.
Ce ne serait pas le procès du dispositif judiciaire de l’association de malfaiteurs ou de la bande organisée ? Mais alors pourra-t-on nous expliquer quelles infractions mentionnées dans le dossier justifieraient, d’un point de vue éthique et au mépris total du droit d’association, de circulation, d’installation, qu’un nombre indéterminé d’individus, dans un périmètre national (celui donné à la Cellule Bure dans sa mission) et avec des moyens technologiques démesurés puissent faire l’objet de perquisitions, de saisies de leurs affaires sur le fondement d’éléments de charge aussi ténus que ceux qui ouvrent l’instruction ?
Une circulaire du 9 avril 2018 du ministère de la justice relative au traitement judiciaire des infractions commises en lien avec l’opération d’évacuation de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes cite l’infraction d’association de malfaiteurs dans les préconisations procédurales permettant l’éloignement de « zadistes » d’une partie du territoire. « Zadistes » et « Mouvance anti-Cigéo » sont des déterminations qui enferment visiblement une grande diversité de pratiques, d’opinions, d’individualité dans un ensemble qui résonne étrangement avec la notion d’ennemi intérieur tel qu’il a pu être théorisé en son temps à l’école supérieure de guerre. Le Colonel Lacheroy enseignait alors aux élites policières et militaires ses enseignement retirés de la guerre contre-révolutionnaire d’Indochine. Face à l’ennemi qui se dissimulait dans une population sympathisante comme un poisson dans l’eau, il fallait assécher l’eau, couper le partisan de ses soutiens. En somme : quadriller le territoire de contrôles pour en limiter les déplacements, isoler l’adversaire de ses soutiens et l’extraire de son environnement. Comment ne pas ressentir le parallèle avec la situation décrite et ressentie par des opposants à Cigéo dans leurs témoignages depuis 4 ans, avec le quadrillage permanent d’un escadron de gendarmes mobiles, des interdictions de territoire prononcées en cascade pour le moindre délit d’outrage, et une vexation et intimidation des riverains qui seraient tentés de soutenir les opposants ?
Et comment dès lors ne pas faire ici le procès d’un dispositif judiciaire qui a permis, sous la houlette zélée du procureur d’alors, la mise en place d’un environnement coercitif qui évoque si terriblement, mais dans une bien moindre mesure évidemment, les « évènements » qui ont sombrement marqué la décolonisation, sur le territoire métropolitain aussi bien que dans ses anciennes colonies ?
La question qui se pose, que je vous pose ici est donc la suivante : à travers ce procès, notre procès et celui de toutes les autres associations de malfaiteurs, dont 15 d’entre elles ont entre-temps frappé le mouvement des Gilets Jaunes en l’espace d’un an, serez-vous les acteurs de la généralisation et l’extension de dispositifs judiciaires qui instituent progressivement une justice préventive et le délit d’intention ?
Et pour finir sur les infractions qu’on nous reproche, puisque c’est toute la lutte contre Cigéo qui en est présumée coupable, que le dispositif judiciaire reconnaît d’un côté le caractère collectif des mobilisations et de l’organisation de la vie quotidienne des opposant.e.s et qu’il prétend par ailleurs resserrer sur 7 d’entre nous des responsabilités individuelles sur le fondement des présupposés que les enquêteurs ont gardé depuis l’ouverture jusqu’à la fermeture de l’instruction, je considère que c’est donc une lutte toute entière qui comparaît devant vous aujourd’hui, et je récuse en être le porte-parole ou une quelconque autorité. Je laisse par conséquent le soin aux avocats et avocates de cette lutte le soin de vous répondre quant aux infractions que vous lui imputez. Pour ma part, le seul jugement qui m’importe véritablement est celui de ceux et celles qui m’aiment. Leur soutien, leur patience et leur persévérance ces quatre dernières années sont pour moi la manifestation de vérité et d’humanité la plus exceptionnelle qu’il m’a été donné de vivre au long de mes 20 années d’engagement et ne peuvent que me renforcer dans mes convictions d’être là, et avec celles et ceux avec qui je dois y être.
Deuxième prévenu.e
C’est dans une forêt que j’écris ces quelques lignes, cette forêt verdunoise qui a été meurtrie par la folie de quelques humains il y a un siècle.
Dehors, sur cette place Saint Pierre, c’est une autre forêt d’un autre bois que vous entendez et qui a poussé comme jamais ces dernières années.
Tels des arbres, nous sommes relié⋅es et nous tenons debout, ensemble face à la répression politique, policière et judiciaire.
Il faut dire que nous sommes porté⋅es par une autre forêt dont nous avons approché, ressenti la puissance de vie.
Et nous l’avons protégée par nos corps, par nos mots, nos cris, par nos amitiés.
Nous y avons été poursuivi⋅es, blessé⋅es, chassé⋅es, interdites.
Mais rien n’y fait, elle vit toujours en nous, nous y sommes intimement lié⋅es.
Et vous nous voyez là, face à vous ou sous ses fenêtres, continuant de la défendre envers et contre tout.
Peut-être, et je dis bien peut-être, n’entendez-vous rien à mon propos dans ces circonstances ? Permettez-moi, en toute modestie, d’aider à la manifestation de notre vérité.
Pour m’y aider, je vais citer les mots exhumés par mon ami Gaspard dans l’un de ses récents articles, toujours riches de sens, écrit pour Reporterre.
Si vous ne connaissez pas ce quotidien, c’est fort regrettable. Mais vous connaissez fort bien mon ami qui est nommé maintes fois dans les 20 164 pages du dossier d’instruction, vaine tentative pour saisir l’enjeu réel de ce qui se joue à Bure.
Dans cet article donc, du 28 mai 2021, intitulé « La Commune de Paris fut la matrice d’une écologie révolutionnaire »1, est cité Elisée Reclus, scientifique et poète, géographe libertaire. Ces quelques fragments de sa vaste pensée ont fait écho en moi et m’ont inspiré cette déclaration.
Je vais vous en faire lecture, les partager avec vous ; ainsi les aurez-vous, au moins une fois dans votre vie, entendus :
« L’homme vraiment civilisé doit comprendre que son intérêt propre se confond avec l’intérêt de tous et celui de la nature elle-même. »2
« Une harmonie secrète s’établit entre la terre et les peuples qu’elle nourrit et quand les sociétés imprudentes se permettent de porter la main sur ce qui fait la beauté de leur domaine, elles finissent toujours par s’en repentir.
Là où le sol s’est enlaidi, là où toute poésie a disparu du paysage, les imaginations s’éteignent, les esprits s’appauvrissent, la routine et la servilité s’emparent des âmes et les disposent à la torpeur et à la mort. »3
Les sols… La forêt…. « La Nature qui se défend », c’est bien de cette vérité précieuse dont il s’agit de parler pour qu’elle se manifeste à votre tribunal durant ces trois jours.
Car, aujourd’hui, la folie humaine vient encore frapper une forêt de Meuse, le Bois Lejuc : en le rasant d’abord.
Mais ce n’est pas tout : l’insensée sournoiserie humaine veut ensuite y enfouir, dans ses tréfonds, les pires déchets toxiques de notre prétendue modernité.
Comment l’humain ose prétendre ainsi creuser le ventre de la Terre pour y dissimuler un poison mortel et quasi éternel à sa propre échelle de temps ? Cette Terre que tant de peuples considèrent comme une Mère.
Depuis que mes pas d’enfant ont couru dans un cimetière militaire et que mon esprit d’enfant en a compris l’infâme horreur et injustice, je porte en moi l’absolue nécessité de me battre contre l’absurdité humaine dévastatrice. Et le nucléaire, militaire comme civil, en est l’une des pires expressions.
Insidieux, il n’est synonyme que de graves contaminations, de graves maladies, de terreur, de mort, de guerre, de domination, de destruction. Il est l’antithèse de la démocratie.
Et voilà, que ne sachant que faire de ses excréments hautement polluants, après l’aberration de les avoir jetés en mer, il voudrait les plonger dans les entrailles de la Terre. Sous nos pieds. Sous vos pieds.
Alors oui, tant qu’il ne cessera pas d’exister, je lutterai contre lui de milles manières, contre ses multiples visages.
Inspirée par les arbres, je me tiendrai debout et je résisterai par mon corps, par mes mots, par mes actes.
Et je continuerai à communiquer, à « rentrer en relation » avec les belles personnes qui lui résistent.
Et je continuerai à écrire et à prendre la parole haut et fort pour le dénoncer.
Et je continuerai à participer à des manifestations qu’elles se déroulent un 15 août ou pas.
Et je continuerai à être solidaire de mes camarades et du grand peuples des arbres.
Je continuerai à défier le nucléaire, Cigéo et leur monde.
Face à leur obscure et violente puissance, aucune peine ne saurait faire taire ma révolte et briser mes irradieuses amitiés.
Voilà la manifestation de ma vérité. Et il ne peut y en avoir d’autres.
C’est pourquoi, à présent, je garderai le silence devant vous.
En Meuse, le 1er juin 2021,
Troisième prévenu.e
À la fin de sa déclaration, le prévenu ajoute : » Il y a une phrase que je n’ai pas écrite : j’aimerais qu’on éteigne les lumières ici allumées qui ne servent à rien . »
Quatrième prévenu.e
Avant de commencer la lecture de sa déclaration, la quatrième prévenue dit au juge : « On peut éteindre les lumières alors ? »
Le président : Si personne n’en a l’utilité…
Il demande alors aux personnes proches des interrupteurs d’appuyer dessus.
La quatrième prévenue peut alors commencer.
Cinquième prévenu.e
Sixième prévenu.e
Elle répond au juge qu’elle n’a pas de déclaration préalable à faire et ne souhaite pas répondre aux questions.
Septième prévenu.e