Ci-dessous les déclarations dans l’ordre chronologique de passage de deux des trois malfaiteur-euses au second procès en appel suite à cassation, à Nancy :
Déclaration de Joël :
Messieurs, Mesdames les juges et avocat.e général.e,
Il y a 8 ans, presque jour pour jour, j’ai rencontré la personne avec qui partage aujourd’hui ma vie. 5 mois plus tard, c’est dans son appartement que les gendarmes ont perquisitionné au petit matin pour me trouver, commission rogatoire en main concernant les mobilisations de juin et août 2017 et l’ouverture d’une information judiciaire pour association de malfaiteurs en main. Une instruction qui a profondément impacté et modelé notre quotidien durant les premières années et n’a jamais cessé de se trouver en toile de fond de notre existence depuis lors …
Les premiers mois de l’instruction ont été émaillés de dizaines de procès, d’arrestations et contrôles presque quotidiens, d’une violente évacuation du Bois Lejuc, de convocations en série, de mesures de surveillance extrêmement intrusives à l’encontre de toute une lutte et de centaines de personnes. Puis une nouvelle série de perquisitions, suivie de la mise en examens de 5, 7, 8, 9, 10 personnes au cours des mois suivants, assortis de contrôles judiciaires qui auront duré pour nous jusqu’à la clôture de l’instruction, soit donc deux ans et demi plus tard. Vous avez devant vous les plus de 20000 pages qui témoignent de l’importance de ces mesures mais ne seront jamais à même de traduire l’intensité de la violence symbolique, réelle, différée et durable qu’elles ont exercé sur les corps et les esprits.
À la question récurrente des journalistes qui nous demandent « comment on vit ça », il y a toujours le réflexe premier de relativiser, d’exprimer que, dans la hiérarchie des violences systémiques policières et judiciaires, nous ne sommes de loin pas les plus à plaindre. Mais relativiser est-ce que ce n’est pas nier l’inhumain dans la procédure, banaliser les souffrances, les solitudes, les traumatismes qu’elle génère et les doutes et angoisses qui nous traversent, chacun et chacune de manière singulière, de près ou de loin au sein de cette lutte, quelles que soient nos trajectoires de vie et la profondeur de nos convictions ?
Depuis quelques années on me demande souvent, de témoigner de cette violence systémique, de partager cette expérience acquise bien malgré nous dans nos chairs et nos âmes. On me le demande bien davantage qu’on me demande de parler de la lutte qui en a été le théâtre.
Et je dis bien théâtre parce qu’avec le temps, après l’avoir retourné dans tous les sens dans ma tête, avoir tenté de me refaire le film tout ce qui aurait pu être mieux ou autrement, après avoir mis du temps à accepter que j’étais finalement ébranlé dans mes convictions et mon discernement militants, affaibli dans mon envie et ma capacité de les incarner et les porter, j’ai fini, très récemment seulement, par prendre du recul sur tout ça et m’extraire du « pourquoi ? », cesser d’être tout à la fois mon propre policier, juge et procureur ou celui des autres. J’ai cessé d’inverser les rôles et remis à leur juste endroit les responsabilités fondamentales de tout ça, celles d’un système qui a tenté de nous enfermer dans ses rôles caricaturaux de coupables et non-coupables.
Je le répète à chaque témoignage que la « procédure est la peine ». Et je n’entends pas par là une intelligence malicieuse et sournoise qu’on s’évertue souvent à imaginer derrière ce qui nous est infligé en tant que militants, et qui aurait mis en scène tout ça. Même s’il y a de fait des personnes qui dans les bureaux des ministères, ou dans les think tanks de la sécurité et la justice s’ingénient à théoriser et outiller la coercition, je suis persuadé que dans notre cas, il n’y a avant tout qu’un ensemble d’outils répressifs, fruits d’une longue culture de coercition nourrie par des injonctions politiques sécuritaires, des évolutions législatives contextuelles opportunistes, une perpétuation de savoirs-faire et de pratiques policières et judiciaires, qui ont écrit le scénario de nos inculpations. Non pas qu’il n’y a pas eu selon moi des choix délibérés d’inculpation et de répression et des responsabilités lourdes de conséquence sur nos vies de certains Procureur, Juge, Préfète, enquêteurs qu’il importe de questionner dans l’examen de la disproportion des moyens au regard de notre liberté d’expression.
Ce que je pointe ici comme responsabilités, dans notre affaire mais aussi toutes celles d’associations de malfaiteurs qui fleurissent depuis 8 ans à l’encontre des contestations, ce sont des responsabilités plus profondes, sociétales, systémiques, étatiques, instituées et institutionnalisées. Bure est devenu, bien malgré nous, pour beaucoup, un cas d’école, une sorte d’épouvantail grotesque d’une répression aveugle qui s’étend à toute une lutte et pioche en son sein une poignée de personnes pour endosser les responsabilités collectives.
La question du « à quoi bon tout ça? » ce n’est définitivement pas à nous de nous de la poser, mais c’est bien à vous que je la pose aujourd’hui au regard de tout ce que nous avons traversé pour nous tenir devant vous à la barre avec toute une lutte derrière nous qui est là, profondément marquée mais vivante, qui a appris de ce qu’on lui a infligé, l’a enseigné à d’autres, et en ressort tout aussi sinon plus déterminée et intransigeante face au projet Cigéo qu’il y a 8 ans.
Car au bout de 8 ans, au fil des jugements qui ont peu à peu contribué à démontrer le manque de consistance de toute cette instruction, indépendamment d’une adhésion ou non à la pertinence d’enfouir des déchets radioactifs sous terre en Meuse, les relaxes successives n’auront fait que renforcer auprès d’un grand nombre de personnes le sentiment d’injustice, d’indignité de telles procédures face à notre engagement militant légitime. Nous condamner comme nous relaxer, au terme de ces 8 longues années, ne fera donc, en tout état de cause, que conforter ce sentiment d’indignité, d’injustice et la conviction qu’il y a des procédures baillons qui sous prétexte de s’attacher à juger des infractions, visent intentionnellement ou implicitement à produire une dissuasion et une coercition éminemment politiques. Comment comprendre autrement la circulaire du 9 avril 2018 du ministère de la justice relative au traitement judiciaire des infractions commises en lien avec l’opération d’évacuation de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes qui préconisait l’infraction d’association de malfaiteurs dans les procédures permettant l’éloignement de « zadistes » d’une partie du territoire ? Quelle que soit votre décision, notre engagement et celui de toutes celles qui luttent depuis 30 ans contre Cigéo et ont pour certains été honteusement humiliés dans des auditions indignes, mais aussi l’engagement aussi des générations futures qui auront à vivre avec l’héritage de nos déchets durant des centaines de milliers d’années, tous ceux-là méritent plus qu’une écoute patiente et polie ou une peine symbolique, ils méritent une position courageuse, et éminemment politique de votre part.
Après que la cassation nous renvoie devant vous, nous partageons aujourd’hui la barre de l’accusation avec vous, avec le système judiciaire qui nous a amené jusque ici. Il ne s’agit pas réellement de déterminer si oui ou non nous sommes responsables d’avoir organisé une manifestation non déclarée, si oui ou non nous nous y sommes sciemment maintenu après des sommations, ni même d’évaluer si cette manifestation était justifiée ou non, mais bien d’interroger 8 années de procédure au regard des droits fondamentaux, de notre liberté d’expression et de manifestation. Et s’il le faut, nous ajouterons de nombreuses années de procédure encore en cassation, puis en appel à nouveau, puis en cassation ou à la Cour Européenne, et nous manifesterons encore et encore à Bure, parce que nos convictions vont bien au-delà de nous-mêmes, de ce qui a pu se passer le 15 août 2018, que nous le devons à toute une lutte et toutes les autres qui nous regardent.
Déclaration d’Angélique :
En tant que militants et militantes faisant face à un État nucléocrate que nous dénonçons, lorsque nous nous retrouvons à nous défendre devant la justice, nous vivons un paradoxe : nous réclamons justice avec les mêmes outils juridiques qu’a cet État et qui, lui, a une toute autre puissance que la nôtre pour la mettre à son service contre ce qui le dérange.
Mais c’est plus fort que nous, même imparfaite, nous nous accrochons à la justice de cette République, surtout par les temps que nous traversons où le fascisme rôde à nouveau, près à remettre totalement la main dessus.
Nous savions le péril poindre. Maintenant, nous l’avons là sous nos yeux effarés devant tant de valeurs et de réalités inversées. Et cela rendu est possible par la mécanique des différents pouvoirs en place.
Alors nous nous accrochons aux principes du droit quand bien même nous ne sommes pas dupes de son possible dévoiement par une machine policière et judiciaire qui s’emballe lorsque la puissance de l’État nucléocrate s’en empare pour écraser une lutte ; en l’occurrence notre lutte contre le projet démentiel de dissimuler au creux de la terre les pires déchets toxiques et mortels produits en quelques décennies de prétendue modernité.
Nous voilà donc, pour la énième fois en 8 ans, « devant nos juges » : étrange expression, comme si la situation nous était devenue familière puisque nous toutes et tous ici partageons un même sort, bien malgré nous, peut-être malgré vous.
Chacun, chacune dans nos rôles, dans ce lieu sacré pour la République, nous devons nous faire face et trouver collectivement et individuellement un sens au mauvais scénario de départ dans lequel nous avons été plongé⋅es au gré de l’indigence grandissante d’un dossier d’accusation qui s’est construit envers et contre tout, malgré l’évidence de sa visée politique ; dossier que la plupart d’entre nous oublieront vite tant sa vacuité est aussi colossale que ses plus de 20 000 pages.
Cependant, quelques-uns et quelques-une d’entre nous ici dans cette salle, et d’autres exilés loin de Bure maintenant, relaxé⋅es, n’oublieront pas les années de « peine avant la peine » que sont les contrôles judiciaires et le fait de vivre toute cette procédure.
Alors, il nous faut intérieurement trouver un sens à notre présence ici à toutes et tous, un commun à partager malgré tout, et le seul que j’ai trouvé à vous partager ce jour, c’est l’humilité.
Cette humilité que j’ai à travailler encore et encore, et probablement jusqu’à la fin de ma vie d’être humain arrogant par essence.
Mon humilité me provient de toutes les rencontres au cours de ma vie et particulièrement au cours de cette lutte : avec d’autres humains et humaines, avec un Grand Chêne, avec tout ce Vivant autour qui me fait me sentir toute petite devant tant de beauté et de force.
Mon humilité me provient de cette joie enfantine à retrouver les étoiles en levant les yeux au ciel au sortir de ma garde-à-vue de 57 heures.
Mon humilité me provient de mes promenades en forêt à admirer des arbres majestueux et à me souvenir de ceux du Bois Lejuc qu’il nous est interdit de voir et que l’Andra veut raser.
L’humilité, c’est tout le contraire de l’industrie du nucléaire civil et militaire. C’est aussi tout le contraire de l’homme nucléocrate et nucléophile qui, avec sa bombe et ses centrales, se prend pour un dieu, qui prône la paix tout en menaçant de tout détruire, y compris sa propre Humanité.
L’humilité, c’est dans cette lutte que je l’ai appris le plus en décelant peu à peu les dominations que j’exerce de là où je suis : Combien d’autres ai-je écrasé sans même les voir ou en choisissant de les ignorer ?
Combien sommes-nous dans cette salle, caché⋅es derrière de grands principes et des positions réconfortantes, à ne pas vouloir prendre conscience de notre pouvoir sur les autres ?
Nous y sommes formaté⋅es dès notre plus jeune âge, habitué⋅es progressivement aux injustices qui jalonnent notre histoire comme notre présent, et qui se dessinent dans notre futur comme semblant inéluctables.
Les « valeurs sacrées » qu’on nous inculque vont souvent de paire avec leurs injustices, apprises à nos dépens et le plus souvent aux dépens des autres devant nos yeux qui se détournent, devant notre regard indifférent ou impuissant.
Alors pour tenir dans ce monde, dans cette lutte, face à la justice, pour ne pas écraser l’autre et pour ne pas rester en colère, je dois chercher et puiser dans l’humilité de mon statut d’être humaine toute petite au sein de cette société et sur cette planète.
Aujourd’hui, j’espère humblement découvrir aussi où se situe la vôtre.
Car sachez, qu’avec humilité mais détermination, je ne m’y résigne pas au chaos et je ne m’y résignerai jamais.
Rien n’est inéluctable à l’humain et au Vivant autour qui ne font qu’un.
Rien n’est inéluctable quand notre intelligence collective se fait force.
Rien n’est inéluctable quand chacun, chacune de là où nous sommes, nous apportons ensemble notre pierre de résistance à cette prétendue inéluctabilité de la puissance dévastatrice.
Il suffit de faire un pas de côté, de retrouver ainsi la joie de l’enfance et de rejoindre l’espérance ; cette force de vie qui nous anime, bien enracinée en nous qui tend ses innombrables branches pour s’entremêler à celles des autres et former cette forêt qui se défend et ressurgit inlassablement, malgré la force de destruction du chaos qu’il soit survenu de forces naturelles, de celles du nucléaire ou de la guerre et même parfois qu’il soit survenu de celles du pouvoir judiciaire sur nos vies.
Et avant de finir, je veux citer ici un homme simple qui vient de mourir, certes pas n’importe lequel, qui a su reconnaître humblement tant d’erreurs de son institution et qui n’a eu de cesse de nous rappeler que devant la guerre, devant le racisme et devant les injustices de ce monde, nous ne devons pas nous résigner, nous devons être portés par « un esprit de courage et non de timidité » et « qu’il n’est pas permis de nous laisser paralyser par la peur ».
Nous le répétons encore et encore depuis notre procès en première instance : il ne s’agit pas ici du procès des 3 personnes encore assises sur ces bancs mais bien de celui de la lutte contre Cigéo.
Alors je le redis solennellement ici devant vous :
Face au chaos mortifère du nucléaire, nous faisons collectif et nous opposons la vie.
Face aux tentatives de nous faire taire, nous nous exprimons avec Liberté et nous la défendons.
Face aux menaces et même sous le poids des chaînes, nous continuons d’avancer dans l’espérance avec la force de l’humilité.