Trois jours singuliers de ma vie
Des coups sourds, inhabituels, me tirent de mon sommeil ; ce n’est pas le chat, pas les enfants, pas un avion, pas un orage, ça ne ressemble à rien de connu ; mon compagnon n’a pas bien entendu. Il est 6h passé. Il fait beau on dirait.
Je descends au rez-de-chaussée.
A la porte, deux hommes et une femme en habit bleu marine, je mets du temps à capter, je dois leur ouvrir la baie vitrée. La femme brandit un papier, parle fort et sévère, me dit qu’ils vont entrer dans la maison, perquisitionner et m’embarquer. J’entends sans y croire les mots de malfaiteur, violence, produit incendiaire, je demande des explications : on me dit que je vais vite comprendre.
Mon compagnon descend, un peu ahuri, il proteste vivement ; mes enfants, de jeunes adultes venus passer quelques jours à la maison arrivent aussi, effrayés.
Je tente de les rassurer, ça va aller.
Ils-elle visitent partout, fouillent, tirent des bouquins de la bibliothèque, exigent qu’on leur remette tout ce qui a trait au numérique : ordinateurs, cartes mémoires, téléphones, appareils photos, et même la box qu’ils vont débrancher et confisquer. Je leur demande de laisser les ordis de mes enfants, ils n’ont rien à voir ; ils les inspectent brièvement.
A partir du moment où ils sont entrés, je ne suis plus jamais seule, pas de douche, pas de toilette, je m’habille sous les yeux de la femme qui m’a suivie dans la chambre. Déjeuner ultra bref, on doit aller aussi à mon bureau en ville. La panique me gagne alors. Je partage mes locaux avec d’autres professionnels. Je vais les mettre en grave difficulté. Je réalise que je ne maîtrise plus rien, je bascule dans un monde qui a perdu toute logique.
Deux gendarmes m’accompagnent, le troisième reste à la maison. Il est 7h, il n’y a personne encore au bureau heureusement. Ils m’emmènent direct à mon espace, ils ont du faire du repérage avant, comment, je ne sais pas. Ils fouillent à nouveau et emportent tout mon matériel : ordinateur, téléphone, supports numériques, des papiers. Rien chez les collègues, je suis soulagée. On repasse à la maison, je vois brièvement ma famille, je sens une immense inquiétude en eux, un désarroi total. Je leur redis, ça va aller. Un gendarme explore le garage, demande le pourquoi d’une plaque d’immatriculation accrochée au mur et la raison d’un bidon d’essence. C’est pour la tondeuse, c’est un crime ? dit mon compagnon.
On part ensuite pour la gendarmerie, à quelques km. Je suis obsédée par l’idée que je n’ai plus d’outil de travail. Mes travaux en cours, urgents à rendre, mes clients ne vont pas comprendre, je vais les mettre en galère, c’est pour moi inimaginable.
20 juin 2018. Un trou vertigineux s’est ouvert dans mon quotidien bien réglé, dans celui de mes proches aussi, un de ces instants qui vous fait comprendre à jamais le sens du mot « choc ».
J’avais déjà été interrogée une demi-journée l’année précédente, bottant en touche aux questions sur la lutte anti-Bure. Le jeu de rôle entre le flic un peu rond et sympa et celui plus sec qui vous met la pression, « comme dans les films », était palpable. J’en avais ri après. Un des interrogateurs avait conclu qu’en me taisant de la sorte « j’allais partir avec l’eau du bain ». Ce jour-là, je comprends que je suis dans le bain.
Empreintes, ADN, photos sous tous les angles, je n’arrive toujours pas à saisir ce que je fais là. L’interrogatoire commence et dure toute la journée. Je suis fatiguée, j’ai chaud et soif. Je suis entièrement obnubilée par mon travail en panne, les échéances que je ne tiendrai pas. Mon ordinateur est entre leurs mains, le troisième gendarme qui semble être un spécialiste en informatique passe de temps en temps, il doit être en train de le décortiquer dans la pièce à côté. Je répète en boucle, laissez-moi sortir, que je règle mes affaires professionnelles, vous ne vous rendez pas compte et je reviens après si il le faut. Ils me disent que mon boulot, ce n’est pas le sujet du jour. La menace, sous-entendue, de ne jamais revoir mon matériel, ne me quittera pas. Et puis à un moment donné, l’un d’entre eux ajoute, vous verrez, demain, on va rentrer dans le dur.
Dans la journée on m’a fait sortir dehors, pour m’aérer dans une cour, mais surtout je vois au loin un copain menotté, avec deux gendarmes, est-ce fait exprès. J’ai un coup au cœur. Je ne comprends pas, je ne sais pas encore que nous sommes au-moins une dizaine à avoir été ainsi extraits de la normalité et plongés dans l’inconnu. Le soir on m’emmène à la cellule dans laquelle je vais passer la nuit. Là je panique à nouveau, c’est exigu, tout en béton, un pavé de verre dépoli inatteignable pour laisser passer juste un peu de jour, mais comment rentre l’air, des toilettes à la turque, une porte blindée de verrous. Je supplie, ne m’enfermez pas là-dedans, ma tendance claustrophobique me submerge. Le gendarme boucle la porte. Je tourne en rond dans cette pièce absurde, je pousse les murs, les idées s’affolent, je pense aux miens qui ne doivent rien comprendre, je ne fermerai pas l’œil.
La porte s’ouvre le matin, je ne sais à quelle heure, car je n’ai plus aucun repère horaire. Je suis en apnée, l’homme me sort en vitesse, m’emmène dans la cour ; je respire.
On me laisse entendre que je ne suis pas la seule, que nous sommes plusieurs à être « pris » dans cet engrenage, un coup de filet pas commun visiblement, mais je ne sais pas qui en est. C’est insupportable. Je pense à une amie, qui a des soucis de santé. Un sentiment d’irréalité me submerge.
On me dit que des copain.e.s on chanté devant la gendarmerie le soir précédent, m’apportant une pizza que je n’ai pas vue. Il y a un monde dehors encore, humanité et merveilleuse solidarité militante.
Les questions s’enchaînent, je découvre avec effroi que depuis des mois, toute ma vie est filtrée, écoutée, scannée, infiltrée, interprétée : téléphone, mails, réunions, déplacements… Tout ce que j’ai dit, pensé, râlé, apprécié, enguirlandé, rit ou jugé. J’entends des noms de copains et de copines. Je dois parler, mais de quoi bon sang. On me retrace des conversations, j’ai dit ou j’ai pas dit ça, c’est bien vous qui parlez là non ; des déroulés de réunions ; des coups de gueule. La vie quoi, celle de toute communauté de personnes d’âges divers, opinions différentes et expériences de vie multiples, et qui tente de mener au mieux cette sacrée lutte qui les réunit. Depuis des années, une bonne partie de mon temps a été consacré à cette cause, via le monde associatif, forcément marquée de fabuleux moments, d’amitiés uniques, de confrontations d’idées entre fortes personnalités, de désaccords et aussi de grandes fractures.
Je suis dans un état de totale fatigue, hébétée. On me menace d’une prolongation de la garde à vue ? Je vais être présentée au juge d’instruction le soir-même. Nous allons à la gendarmerie de Bar-le-Duc. Le dispositif policier est démesuré, je vois de loin quelques copains, impossible de communiquer. On monte au tribunal. Un par véhicule, des voitures de flics devant et derrière, des talkies-walkies, des messages tendus. Le mauvais film se poursuit, avec nous, qui sommes juste des opposant-e.s au projet industriel européen le plus dangereux du siècle, mais convoyés tels des criminels définitifs en grande pompe dans la ville.
On m’extrait à toute vitesse, on me fait passer par une petite porte pour rentrer dans le tribunal. Une haie hallucinante faite de silhouettes en noir, armées, robotisées, c’est quoi ce cirque ? Là je me sens revenir un peu à moi. Tout cela est une grotesque comédie visuelle. D’un côté cinq ou six militant.e.s épuisé.e.s et sali.e.s par deux journées de garde à vue, de l’autre des dizaines et des dizaines de représentants de l’ordre, sur-travestis des signes de la force publique. Les moyens déployés vont au-delà du vraisemblable ; en effet on est « rentrés dans le dur », ou comment marquer au fer rouge de la peur toutes celles et tous ceux qui se sont engagés dans cette lutte environnementale hors-norme.
Je vois des copain.e.s dans les couloirs, on ne peut pas se parler. Je vois notre avocat, qui œuvre avec nous depuis des années, il me dit que lui aussi fait partie de la nasse, mais comment c’est possible. Je vois le juge d’instruction, que cherche-t-il. Nous repartons à la gendarmerie. Il doit être 20h ou 21h, ils me disent : on poursuit l’interrogatoire. Une certaine lucidité me fait repérer des erreurs. Je fais remarquer qu’ils se trompent, font des amalgames d’infos, interprètent mal à propos des faits captés au hasard de kilomètres d’enregistrement obscur. Ne vont-ils pas ainsi juste réécrire l’histoire ?
Une vision incongrue me traverse, la cuisine chez ma grand-mère, le vieux hachoir en métal fixé à un coin de table et la pâte uniformisée qui en sortait, faite de matériaux les plus divers et qui me fascinait, enfant. Que va-t-il sortir de cette bouillie pour le coup ?
Je repars en cellule. Une nuit encore sans sommeil, mais j’ai réussi à maîtriser – au moins ce soir-là – ma frousse de l’enfermement, pour cela juste, merci. Je gamberge. Ecrabouiller, écrabouiller c’est le mot qui me hante. Ecrabouiller la contestation qui dure et ne faiblit pas ; écrabouiller notre volonté d’infléchir ce projet fou et imposé ici ; écrabouiller cette intelligence si belle, renouvelée depuis quelques années autour de Bure ; écrabouiller les rêves d’une jeunesse, entre énergie folle et parfois désespoir, et dont le destin est de plus en plus angoissant sur une planète que nous avons malmenée.
Un méga-stockage nucléaire sous terre risque de nous sauter à la figure, de rayer de la carte une partie du territoire, de pourrir par avance la vie de millions de gens. Pour cela, pas d’inquisition réelle du dossier technique, sociétal ou éthique de Cigéo ; pas de procès par anticipation, l’Etat avance.
On vient me chercher très tôt. Nous sommes deux à passer ce matin-là au tribunal, le dispositif policier est inchangé. Ils ont dormi là ou quoi. Je rencontre le juge en fin de matinée, ma garde à vue est levée, je suis mise en examen. Je peux rentrer chez moi. Sonnée, sans mon matériel de travail, sans savoir de quoi la suite « examinée » de ces trois journées invraisemblables sera faite. La vie dans la rue est celle de tous les jours, mais je me sens en marge, déboussolée, il faudra un peu de temps. Le décalage est rude.
Je rentre chez moi. Ma famille a vécu trois jours d’un cauchemar sans nom, coupée du monde, internet entre autre étant parti avec une box « qui raconte un tas de choses, vous n’imaginez pas ». Je vais bien, ils vont bien, nous nous serrons fort.
Je tente de retrouver des numéros et je passe des appels avec un nouveau smartphone que je suis allée achetée vite fait. Des ami.e.s me racontent l’histoire entière, l’ampleur inédite de cette opération de « rafle ». Le soir, deux copains passent, dont un qui sort aussi de garde à vue, pour débriefer un peu. Nous allons sur la terrasse, j’ai l’impression que le monde entier est sur écoute. Mon compagnon nous apporte de quoi nous remonter le moral, une bouteille de vin au nom magique : « Extra-libre ». Et cela nous fait un bien fou.
Il me faut quelques jours pour raccommoder les morceaux de vie d’avant et d’après.
Témoignages de sympathie, un gâteau offert, une orchidée sur mon bureau vide, des tas de gestes chaleureux m’entourent… Impossible de retravailler, je ne sais que raconter pour faire patienter mes clients, je ne leur dirai pas ce qui m’est arrivé ; le mois de démarches et d’attente pour récupérer mon outil de travail est insupportable. Les travaux avortés qui suivent aussi. Pourtant l‘énergie est là, je me dis au final que toute expérience a ses bons et ses mauvais côtés, mais renforce par principe les défenses naturelles.
Six mois après, mon second téléphone, réservé à ma vie personnelle, « craquait » lui aussi. Ce son tout particulier qui marquait parfois nos appels militants. A tort ou à raison on plaisantait, tiens on a des invités mystères. Ce soir-là, je discutais du menu de Noël avec ma sœur, un sujet éminemment politique pour sûr. Gavez-vous, mais gavez-vous d’informations culinaires dont vous ne saurez que faire, avons-nous dit. Mais lâchez-nous, lâchez-moi.
Une militante